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ARTISTES-CHERCHEURS : ils ont un rôle déterminant dans la nouvelle économie

Publié dans La Presse, 20.03.01

expression inusitée, désigne un électron libre méconnu, mais qui par combinaison avec l'enzyme d'innovation joue un rôle clé dans la recherche et développement et dans l'évolution humaine; pléonasme.

La contribution des artistes - musiciens, cinéastes, peintres, sculpteurs, danseurs, designers ou architectes - à l'élaboration des nouveaux usages sociaux, de la sensibilité, de la représentation du monde ou de la recherche identitaire individuelle et collective d'une société, a toujours été au centre de toutes les civilisations. Pourtant elle est généralement reconnue après-coup. Ainsi, les Impressionnistes ont d'abord été traités de " barbouilleurs " dans les journaux, avant que leur création d'une nouvelle représentation de la nature et de la vie quotidienne ne s'impose comme un incontournable dans notre mode de vie occidental. Et il faut même rappeler que leur analyse de la perception des couleurs par l'śil humain, avec la division en petites touches de couleur vive, est à l'origine de l'impression offset en quadrichromie d'aujourd'hui! Ce fût aussi Nadar, ami des Impressionnistes et de la bohême, qui fonda en 1856 la " Société de photographie artistique (portraits, reproductions, stéréoscopes, portraits après décès) ", une société par actions soutenue par de riches investisseurs, et qui déposa en 1861 un brevet pour la " photographie à la lumière artificielle " : un art et un gigantesque marché venaient de naître. Les frères Lumière et un amuseur de foire nommé Mélies ont créé l'industrie du cinéma! Puis les grands réalisateurs français, italiens ou hollywoodiens ont proposé une nouvelle image de notre société, qui nous influence constamment.

On pourrait multiplier ici les exemples, citer les Grecs, les Égyptiens et la Renaissance italienne. Léonard de Vinci, peintre de la Joconde, se glorifiait aussi de ses talents d'ingénieur et d'inventeur de machines de toutes sortes; et il consacra beaucoup de son temps à la science, notamment à la dissection humaine. Le poète allemand Goethe était aussi naturaliste reconnu, inventeur d'une importante théorie des couleurs… et homme d'État accompli. Le Corbusier, architecte parmi les plus célèbres des temps modernes, avait l'habitude de passer sa matinée dans son atelier de peintre, qu'il considérait comme son laboratoire de recherche fondamentale, avant de se tourner l'après-midi vers la planche à dessin de ses grandes réalisations internationales.

L'engouement pour les fonds sous-marins de Cousteau devenu cinéaste a donné naissance à l'industrie des bonbonnes d'oxygène de plongée autonome, mises au point pour lui par un Québécois, M. Gagnan (on l'oublie injustement!).

Quand l'artiste coréen-américain Nam June Paik en 1965 met à sa main la première caméra vidéo légère, le Portapak, pour en faire un outil de communication individuelle, tel un simple appareil photo, et filme ainsi la venue du pape à New-York dans son style d'artiste très libre, puis la montre dans un café marginal de New-York nommé somptueusement Au Go Go, il inaugure un usage social aux retombées artistiques et commerciales gigantesques, celui de la caméra vidéo individuelle, d'abord pour les artistes, puis pour les millions de vidéastes amateurs des vacances et de la vie de famille!

Et ce sont encore les artistes multimédia des années 80 - des pionniers méconnus - qui ont donné naissance à l'industrie du multimédia contemporaine, devenue l'une de nos priorités nationales dans la nouvelle économie.

Ces artistes-chercheurs sont les innovateurs de notre société, sa conscience possible, selon l'expression du sociologue Lucien Goldmann, ceux qui ont l'intuition de son avenir, ceux qui élaborent ses nouveaux modèles de communication, de comportement, de perception, d'urbanisme, voire de morale et d'économie. L'importance des artistes comme explorateurs, révélateurs et guides des nouvelles tendances d'une société, qu'ils savent percevoir avant les autres, ou même créer de toutes pièces, est généralement mal comprise et ignorée au moment même de leur activité, puis glorifiée après coup dans nos musées, nos cinémathèques et nos livres d'histoire.

Ne pourrait-on faire mieux et, compte tenu de leur rôle déterminant pour l'avenir d'une société, pour le développement de ses activités sociales, industrielles et commerciales, leur donner les moyens au moment opportun de déployer toutes leurs énergies et leurs talents, et de mener les recherches qu'ils proposent avec insistance?

Les artistes inventent des outils, imaginent de nouvelles représentations de l'univers et élaborent les langages de demain. Ils sont des chercheurs, par nature, nous l'admettons tous comme une évidence, et par définition. Nous voudrions ici expliciter ce pléonasme : " l'artiste-chercheur ", pour que nos concitoyens et ceux qui nous gouvernent comprennent mieux leur importance dans notre société et dans notre économie du savoir, notamment à l'âge des technologies numériques.

Comme un chercheur scientifique, un artiste remet en question l'évidence. Comme un scientifique, il observe le réel et donne libre cours à sa pensée et à son imagination, pour recombiner autrement les éléments connus, et échafauder des hypothèses qu'il explore systématiquement par des expériences. Il s'interroge sur ses perceptions, sa logique, ses outils de connaissance et d'expression. Il questionne les codes et modèles en usage. Dans la multidisciplinarité, il cherche son inspiration auprès d'autres modèles qu'il emprunte à la musique ou à la science, au cinéma ou à la biologie, à l'informatique ou au bouddhisme, au langage des dauphins ou à l'astrophysique. Un chercheur scientifique ne fait pas autrement. Comme un scientifique, un artiste s'intéresse plus aux erreurs, aux contradictions, aux actes manqués, au hasard, aux intuitions floues qu'au discours établi et aux vérités instituées. Le mathématicien qui élabore des langages informatiques nouveaux ne fait pas autrement. Et les déclarations provocatrices d'Einstein sont de la même nature. Gaston Bachelard le rappelle dans son ouvrage célèbre Le nouvel esprit scientifique : c'est ainsi qu'ont été conçues la géométrie, ou la pénicilline. On raconte que Kandinsky a inventé la peinture abstraite en s'étonnant de la beauté d'une peinture qu'il ne reconnaissait pas, simplement parce qu'il l'avait par inadvertance appuyée à l'envers contre le mur de son atelier la veille au soir.

Le fameux Institut de Santa Fe, qui réunissait au Nouveau Mexique au milieu des années 80 des Prix Nobel, des artistes et des philosophes, a apporté une contribution significative aux sciences du XXIe siècle en questionnant le rationalisme linéaire et réducteur établi, qui a dominé la science depuis Newton et Descartes, mais qui ne convient plus à la recherche scientifique d'aujourd'hui. On y a étudié les concepts de complexité, de chaos, d'imprévisibilité, de discontinuité, d'intuition, de logique floue, d'ambiguïté, de dynamique, d'auto-organisation spontanée, etc. : mais ce sont des concepts et des valeurs typiques depuis le XIXe siècle de la recherche artistique elle-même! La physique quantique est encore plus floue et incertaine que ne le fut jamais la peinture impressionniste. Et pourtant elle nous promet beaucoup. J'ajouterai que l'imagination créatrice des artistes n'est pas d'une nature si différente de celle des scientifiques ou des entrepreneurs et gens d'affaires qu'on veut bien le dire traditionnellement. Il faudra sur ce point requestionner nos préjugés.

Les nouveautés de la télévision interactive, de l'ordinateur vestimentaire, des espaces virtuels, de l'intelligence artificielle ou de la robotique - et les marchés commerciaux considérables qui leur sont liés - sont entre les mains de nos chercheurs-artistes et programmeurs avant même que nos hommes d'affaires puissent songer à les commercialiser!

Ce n'est sans doute pas par hasard que le cerveau humain comporte deux hémisphères, dont la combinaison permet d'allier la créativité à l'action. Nous avons au Québec les deux plus importantes facultés d'art du Canada (Concordia et UQAM) avec plus de 5 000 étudiants, ainsi que des industries d'information et de communication extrêmement dynamiques. Reconnaître la valeur et le rôle déterminant de nos " artistes-chercheurs " et leur donner les moyens financiers requis, comme à tous les autres chercheurs en science et en technologie, c'est reconnaître qu'avec la nouvelle économie du savoir, on vient aussi de changer de millénaire. Et c'est ainsi qu'on se donnera la chance de bâtir une puissante force de recherche-développement et d'innovation stratégique au Québec pour les nouvelles industries du multimédia et davantage.

Copyright : Hervé Fischer


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