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DE LA CONVERGENCE À LA DIVERGENCE : LA DEUXIÈME VAGUE DU NUMÉRIQUE.

Par Hervé Fischer *

J'aborderai la question de la convergence à contre courant. Nous constatons qu'il y a une sorte de respiration de l'économie. Nous avons connu, il n'y a pas si longtemps, la grande mode de la diversification. On était dans l'immobilier, il fallait investir aussi dans la télévision. On était dans l'automobile, il fallait aussi s'intéresser à l'agroalimentaire. La raison: on voulait réduire les risques des cycles économiques en étant actif dans plusieurs secteurs très différents simultanément. Après l'échec de la mode de la diversification, chacun a cru devoir reprendre son domaine principal d'activités, celui qu'il connaissait bien, et élaguer les secteurs périphériques où il manquait d'expérience et avait perdu de l'argent.

Puis nous avons observé la respiration contraire: depuis le développement spectaculaire des nouvelles technologies numériques de communication, nous sommes entrés dans une phase de convergence intégratrice. Et, nous avons connu une grande époque, les années folles du numérique. Et, Il ne faut pas sous-estimer même quand on parle de technologies, de plans d'affaires, et de comptabilité, le fait que l'économie repose très largement sur les pulsions de l'imaginaire. La crise de la bulle spéculative n'est pas encore surmontée, que déjà le prochain retour en puissance des technos et des télécoms s'annonce inversement sous le signe de la divergence.

Mais reprenons d'abord le thème de la convergence. La belle époque des point.com a fabulé sur les pouvoirs extraordinaires du numérique que nous proposait le mythe de la convergence technologique universelle. On y a vu le moteur d'une nouvelle économie mondialiste et même d'une globalisation unificatrice du monde. La convergence légitimait les grands marchés économiques, ALENA, Mercosur, et les fédérations politiques. Les fusions-acquisitions horizontales ou verticales d'immenses groupes transnationaux se sont multipliées, selon un modèle d'affaires lui-même convergent et intégrateur et qu'on retrouve encore aujourd'hui, sous une forme un peu dégradée avec Quebecor ou le groupe Transcontinental dans le branding, la convergence croisée de promotion entre plusieurs médias, imposée avec plus ou moins d'élégance selon les cas.

La convergence appelait avant tout à l'amalgame des médias et des contenus - selon la célèbre formule de Mac Luhan le medium c'est le message -, avec des plans d'affaires intégrant tuyaux, logiciels multifonctionnels et contenus, la télévision, le téléphone, l'Internet, le cinéma, la musique, l'édition, les journaux, l'éducation et le commerce électronique, selon le modèle AOL-Time Warner, qui s'est répandu comme une épidémie. Généralisant la logique technologique, elle a prétendu que les usages sociaux seraient convergents eux aussi, donnant naissance à un prétendu homo convergens infatigablement branché sur tous les écrans de la vie.

Car cette vision suppose que nous soyons, nous-même, au point terminal de ces vastes ensembles, réceptifs à tous les messages et nous mêmes convergents dans nos besoins et nos usages sociaux. Nous serions supposés être ainsi plus heureux, plus puissants, plus riches et post-humains bientôt. Constamment informés ou informant et interactifs, aussi bien pour la santé, que pour la bourse, pour le cinéma, pour le restaurant chinois du quartier, pour les votes électroniques, pour notre sécurité et celle de nos proches, pour notre compte en banque, notre entreprise et nos distractions, etc. Cette notion d'homo convergens est une utopie absolue, la rationalisation technologique et commerciale d'un fantasme délirant qui tournerait vite au cauchemar. De ce rêve, qui a inspiré un consensus euphorique de notre société, métamorphosant nos C.E.O. d'entreprises en personnages mythologiques, en « Jean-Marie-Messier-Moi-Maître-du-Monde », et que j'appellerai aujourd'hui les DDD, les Demi-Dieux Déchus, Vivendi Universal demeurera un symbole de grandeur et décadence, comme aussi le pas de danse de Jean-Marie Messier, lui-même funambule du financement imaginaire. Le fantasme entrepreneurial avait superbement rationalisé ses modèles et plans d'affaire. Mais l'artiste n'a pu éviter la chute. Pas plus que Jean Monty à la tête du groupe BCE, ni Steve Case, l'artisan de la fusion AOL-Time Warner, ni tant d'autres! En fait, toute cette vague que nous avons connue ces dernières années reposait sur une utopie, technologique cette fois, et non plus sociale comme au XIXe siècle, probablement la plus grande utopie technologique que nous ayons rencontrée depuis fort longtemps, pour ne pas dire depuis le néolithique… Cette utopie technologique a nourri un espoir, un imaginaire; Derrick de Kerckhove parle à juste titre des psycho-tecnologies numériques. Et elle a excité les débordements de ce que j'appelle l'économie imaginaire. On pourra affirmer que la convergence, même si elle est technologiquement pensable à long terme, est encore aujourd'hui un concept imaginaire, dont le fondement est mythique, celui de l'éternelle nostalgie de l'unité perdue et qu'on aspire à retrouver. Il est amusant que ce soit la technologie et ces tristes objets que sont les boîtiers d'ordinateurs, qui aient pu inspirer une telle émotion mythique!

Aujourd'hui, le réveil est brutal.
Faut-il alors se venger du rêve devenu cauchemar en ironisant sur la révolution du numérique qui n'aurait été qu'un bref spectacle de paillettes? Ce serait une 2e erreur aussi fatale que l'engouement précédent; car le numérique est une vague de fond qui va s'amplifier et se généraliser à tout le kaléidoscope des activités humaines. Il a bénéficié des énormes investissements en capital de risque de la bulle spéculative, certes volatilisés aujourd'hui, mais qui en a accéléré la recherche et développement. Non seulement les médias, mais aussi la technoscience, désormais située au coeur de notre développement, nos industries manufacturières et notre économie sont désormais de plus en plus asservies aux ordinateurs. Et après la crise, qui a entraîné une restructuration et une consolidation de nos industries numériques, déjà les bourses recommencent à frémir; les branchements Internet, le commerce électronique et les transactions bancaires en ligne progressent; la respiration de l'économie va continuer. Et il est permis de prévoir que les technos et même les télécoms vont reprendre de la vigueur dès 2003 en Amérique du Nord et en 2004 en Europe. Certes, le retour du principe de réalité est souvent moins spectaculaire et séduisant que le feu d'artifices de l'imaginaire, mais il peut être aussi soudain et plus durable. Une fois la convergence démystifiée, les entreprises redécouvrent le réalisme des médias, qui ne peuvent pas être mélangés comme une soupe de légumes pour constituer un média supérieur, convergent et universel qui additionnerait toutes les vertus de chacune de ses parties. Ce n'est pas parce que l'on intègre - à supposer que cela soit possible - la radio, plus la télévision, plus le journal, plus le téléphone cellulaire, plus…, j'en oublie sûrement un ou deux, qu'on va avoir une valeur ajoutée, un tout qui serait plus que la somme des parties. Le résultat sera plutôt une chimère, qui tend vers le rien. Parce que les usages sociaux ne sont pas convergents, pas plus que les médias, pas plus que les plates-formes. Par définition, les usages sociaux sont divergents et nous cultivons leurs différences. Je ne fais pas la même chose dans ma voiture, dans mon lit, à table, quand je marche dans la rue, etc.

Et les médias aussi ont de la valeur ajoutée, non pas quand on les met ensemble mais quand on va chercher leurs spécificités propres. Décliner les mêmes contenus pour plusieurs écrans, c'est cultiver une dilution qui non seulement ne correspond pas aux usages sociaux, mais aussi ruine un plan d'affaires. Car le coût est élevé, si l'on veut adapter pour un petit écran un contenu qui avait été conçu pour un grand écran. Cela coûte quasiment aussi cher que de le faire spécifiquement pour cet écran dès le départ. L'économie de frais généraux que l'on visait est illusoire et trompeuse, et cela sans compter les problématiques de propriétés intellectuelles et de défense corporative des syndicats, comme on a pu le constater immédiatement.

Les médias sont comme les langues et les arts : ils s'influencent, mais la force réelle de chacun, aussi bien culturelle que commerciale, est dans l'exploitation de sa différence. Un livre ne sera jamais un site Web, ni un e-book. Radio et télévision ont triomphé en s'éloignant l'une de l'autre. Un journal en ligne n'aura bientôt plus rien à voir avec l'esthétique, les contenus, les fonctionnalités et les vertus irremplaçables d'un journal papier. Sa force est ailleurs que dans l'imitation. Ne pas le comprendre, c'est succomber à la pensée magique et courir à l'échec commercial. Les nouveaux plans d'affaires vont donc reprendre en compte le principe incontournable de la divergence des médias et de la spécificité de leurs contenus, usages sociaux et marchés. Et n'est-ce pas beaucoup mieux ainsi? Même si de prime abord la fragmentation séduit moins notre imaginaire que l'unification, pourquoi renoncer à la diversité et à la richesse de chacune de ces industries culturelles? Et les futurs médias numériques, qui ne seront certainement pas la synthèse fade des précédents, sont encore à inventer. Ils y ajouteront des langages originaux pour des usages inédits sur de nouveaux marchés.

Nous sommes donc au moment où après avoir célébré à un coût faramineux l'illusion de convergence qui est certes plus séduisante que la fragmentation, nous redécouvrons que c'est dans la fragmentation et dans la re-spécification des usages du numérique, que nous allons découvrir les usages sociaux et donc les marchés des NTIC. Et sans être prophète, je ne doute pas que l'économie du numérique va rebondir spectaculairement, parce qu'elle est désormais à la croisée de toutes les activités humaines.

 

* Titulaire de la chaire Daniel Langlois en technologies numériques, Université Concordia, Montréal (2000-2002), il a publié Mythanalyse du futur (sur Internet, en 2000, www.hervefischer.ca), Le choc du numérique (vlb, 2001), Le romantisme numérique (Fides, 2002), CyberProméthée, l'instinct de pouvoir à l'âge du numérique (vlb, 2003) et Les défis du cybermonde (collectif, PUL, 2003).

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