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L'ÉCONOMIE IMAGINAIRE

Par Hervé Fischer,
titulaire de la chaire Daniel Langlois de technologies numériques et de beaux-arts à l'université Concordia, auteur du Choc du numérique, vlb 2001 et du Romantisme numérique, Fides 2002.

Une exubérance irrationnelle
(Allan Greenspan, président de la Réserve
fédérale américaine, 1999)

I - Une économie électronique très nerveuse

L'espace-temps de la nouvelle économie est de plus en plus virtuel et instantané. La valeur de la monnaie, basée sur l'information et la spéculation immédiates, devient donc très nerveuse et volatile, évoluant à la vitesse de l'électricité, tandis que les flux de monnaies de la vieille économie basée sur le travail et les matières premières, et sur des systèmes de communication lents, étaient beaucoup plus inertes et étanches les uns par rapport aux autres. La nouvelle économie est aujourd'hui d'autant plus soumise à toutes les incertitudes et fantasmes de l'esprit humain, qu'elle s'est dématérialisée. Ses plus grandes richesses résultent de plus en plus des flux, des échanges d'informations, et de moins en moins de matières premières et de produits manufacturés. On a souligné à maintes reprises que les nouvelles valeurs du capitalisme, ce sont les idées, l'imagination, la créativité humaine. Et la monnaie elle-même est désormais plus que l'unité de mesure et d'échange de l'économie électronique: elle en est quasiment la matière première même, soumise aux aléas de la spéculation, des événements, des subjectivités, de l'imaginaire et du gambling des acteurs principaux. Ce qu'on appelle la net-economy, ou la cyber-économie, ou la v-economy (v pour virtual) a pris un essor fulgurant, que les déboires actuels ne doivent pas nous cacher. Elle excite l'imaginaire comme un champ magnétique qui attire ceux qui recherchent le pouvoir immédiat et facile que peut donner le jeu de l'argent. Nous avons donc connu au tournant du millénaire une sorte de nouvelle ruée vers l'or électronique de spéculateurs sans pelle et sans tamis, mais tout munis d'un ordinateur branché Internet et aussi cupides et exaltés que les chercheurs de pépites du siècle dernier. L'économie, jadis considérée si aride, quantitative, réaliste et prosaïque, est devenue lyrique et fantasque, le domaine par excellence de l'imaginaire, des rêves, des pulsions, des illusions et aussi des cauchemars.

Une économie imaginaire : l'i-conomie

La nouvelle économie, est une économie d'essaims numériques et irréels, par opposition à l'économie matérielle. Plusieurs ont accusé Wall Street et les médias d'avoir inventé ce mythe de la nouvelle économie, pour soutenir la bulle spéculative de la fin des années 90. Et en effet, l'économie a succombé sans nul doute à la pensée illusionniste, à l'instinct de pouvoir et au désir d'enrichissement magique à l'appel mythique des dot com. Negroponte nous a parlé du commerce des octets succédant à celui des atomes. Et jamais en effet l'économie n'a reposé à ce point sur l'intangible, l'intersubjectivité, sur la magie d'un futur toujours plus prometteur, sur une vision grandiose, sur des attentes excessivement optimistes et décollées de la réalité. Elle est devenue un hypercapitalisme, une économie d'échanges d'expériences, de valeurs culturelles, comme le souligne Jeremy Rifkin : Il n'y a plus guère de différence perceptible entre communication, communion et commerce (L'âge de l'accès, 2000). Une telle économie fait la pari que les nouvelles technologies numériques garantissent ce développement et que les marchés adopteront ces mêmes valeurs selon une courbe immédiate de croissance exponentielle.

Le grand jeu

Les chiffres en disent long sur le capitalisme imaginaire contemporain et les expectatives de profits mirobolants qui devaient en résulter. Bien que seulement 10% des américains détenaient 88% des valeurs boursières en 2000, chaque citoyen se sentait plus riche en regardant chaque soir aux nouvelles télévisées les petites flèches verticales des bourses Wall Street et NASDAQ. Et en effet, les statistiques économiques ont démontré cette corrélation imaginaire : pour une augmentation boursière de 1$, les ménages accroissaient leur consommation de 10 cents, selon l'un des principaux courtiers américains. En été 2002, malgré l'effondrement de la bulle spéculative des entreprises de technologies, qui a perdu 6000 milliards de dollars depuis mars 2000, 60% de l'épargne nord-américaine était encore placée en bourse et 80 millions d'américains, soit une personne sur deux, possédaient des actions, souvent pour constituer leurs fonds de retraite! L'euphorie du marché boursier américain a contribué largement à la montée de cette économie imaginaire jusqu'au moment de son effondrement. Le succès des courtiers électroniques en ligne, tels que E-Trade, Yahoo Finance, Microsoft MSN Money Central, Alta Vista Money, Virtual Stock Exchange, etc., qui permettaient à chacun de boursicoter quotidiennement à un coût de commission minimal, ne calma certainement pas l'excitation de cette spéculation sur des richesses imaginaires. Pas étonnant, dès lors, que cette nouvelle économie ait été identifiée par de nombreux auteurs américains à l'économie du divertissement, qui deviendrait la source principale de l'économie du XXI e siècle.

Des sites de simulation boursière et des bourses fictives sur Internet, sous forme de jeux, complétèrent le dispositif (Traders Play.com, Mainxchange Stockgame, Marcopoly, etc.)
Cette économie électronique débridée, porteuse de tant d'espoirs et de succès inédits, nous l'appelons: l'économie imaginaire. L'i-conomie cultive le champ de l'imaginaire, à un moment particulier de notre histoire humaine, alors que triomphe le retour de la pensée magique, qui s'est conjugué avec les représentations irrationnelles du nouveau millénaire telles que l'intelligence artificielle surhumaine, le progrès illimité de la technoscience, la communication magique Internet, l'ultra libéralisme et la mondialisation porteuse, nous dit-on, de progrès et de démocratie universels. Elle a fonctionné de façon spectaculaire, attiré d'énormes capitaux, et été pour un temps la source de profits fulgurants et bien réels. Tel est le prodige de l'économie imaginaire, sous la poussée des technologies numériques, qui ont donné aux affaires une telle force de propulsion, qu'elles ont semblé arracher l'économie mondiale à la force de gravité des cycles économiques et des récessions périodiques. On a pensé que l'économie serait en apesanteur pour quelque 30 années, sur une orbite nous assurant une prospérité de longue durée.

L'indice de volatilité

La Bourse de Chicago a créé un indice mesurant l'inquiétude des investisseurs : le VIX - Volatility Index - qui a atteint des sommets lors du krach de 1987, puis au lendemain du 11 septembre 2001, et à nouveau lors de la crise boursière de l'été 2002. Anxiété, panique, hystérie menacent investisseurs et courtiers au bord du tapis vert de la Bourse, plus aléatoire et imprévisible que la roulette du Casino. Ainsi, en 2002, Lucent avait perdu 8 milliards de dollars US en un trimestre et licencié jusqu'à 70 000 employés en un peu plus d'un an; les actions de Nortel étaient tombées de 125 dollars canadiens à 1,42$, la plus importante compagnie américaine de télécommunications, AT&T avait perdu au-delà de 12 milliards, et la seconde en importance, Worldcom, passait du triomphe à la faillite en quelques mois. Les analystes ont établi qu'en 15 mois, l'ensemble des grandes compagnies de télécoms avaient accusé des pertes de 100 milliards de dollars US et dû licencier plus de 500 000 employés! Quand on joue gros, on prend le risque de perdre gros! Worldcom, pour réaliser ses acquisitions et devenir le géant mondial des communications avec un actif de 107 milliards de dollars, en avait emprunté 41, démontrant ainsi que les grandes banques nord américaines aussi bien que ses dirigeants s'étaient envolés dans l'économie imaginaire.

II - L'essor de la psycho-économie

Tricher au jeu

Quand on a joué gros et qu'on va perdre vient la tentation de tricher. On a appris soudain que des multinationales parmi les plus puissantes au monde, comme Enron, Worldcom, Tyco, Xerox et sans doute beaucoup d'autres, avaient manipulé frauduleusement leurs résultats comptables, pour paraître plus puissantes aux yeux des investisseurs et dissimuler leurs difficultés réelles : elles prolongeaient dans l'imaginaire une trajectoire apparente qui déjà décollait de la réalité. Les fantasmes économiques l'avaient emporté sur le principe de réalité, pour 3,8 milliards de fraude dans la comptabilité dans le cas de WorldCom, dont la découverte de la fraude entraînait la faillite en quelques semaines, après celle de Enron.

Mentir, quand on est écrivain, est peut-être un art essentiel et l'imaginaire une réalité. En économie, ces principes sont plus inattendus et pourtant ils ont manifestement inspiré plus d'un chef d'entreprise et, dans leurs pas, d'innombrables courtiers et investisseurs naïfs et âpres au gain eux aussi. Mais tricher sur des milliards quand on est président d'une multinationale cotée en Bourse, c'est ouvrir la porte à une série de scandales financiers meurtriers. Voilà bien la preuve, quand ces scandales éclatent à répétition et touchent les plus grandes compagnies en grand nombre, que l'économie était devenue un champ collectif d'action imaginaire. On le savait déjà, mais cette fois, dans la foulée de la spéculation des entreprises en technologies numériques et de la démesure nourrie par les mythe de la convergence et de la mondialisation, l'ivresse économique avait atteint des niveaux inégalés, l'écart s'était creusé vertigineusement entre les fantasmes, l'instinct de puissance, la cupidité et la réalité, conduisant à la catastrophe. En très peu de temps, l'économie a atteint des sommets, puis plongé dans des gouffres. L'économie? Pas exactement, car l'économie ne va ni si bien, ni si mal qu'on a pu le penser, et est demeurée assez semblable à elle-même et assez positive en réalité, mais la représentation imaginaire que les spéculateurs s'en sont fait, au point d'en influencer grandement le cours. On l'a dit : rarement la Bourse a-t-elle reflété aussi peu la réalité économique qu'aujourd'hui.

Mentir, quand on est écrivain, est peut-être un art essentiel et l'imaginaire une réalité. En économie, ces principes sont plus inattendus et pourtant ils ont manifestement inspiré plus d'un chef d'entreprise et, dans leurs pas, d'innombrables courtiers et investisseurs naïfs et âpres au gain eux aussi. Mais tricher sur des milliards quand on est président d'une multinationale cotée en Bourse, c'est ouvrir la porte à une série de scandales financiers meurtriers. Voilà bien la preuve, quand ces scandales éclatent à répétition et touchent les plus grandes compagnies en grand nombre, que l'économie était devenue un champ collectif d'action imaginaire. On le savait déjà, mais cette fois, dans la foulée de la spéculation des entreprises en technologies numériques et de la démesure nourrie par les mythe de la convergence et de la mondialisation, l'ivresse économique avait atteint des niveaux inégalés, l'écart s'était creusé vertigineusement entre les fantasmes, l'instinct de puissance, la cupidité et la réalité, conduisant à la catastrophe. En très peu de temps, l'économie a atteint des sommets, puis plongé dans des gouffres. L'économie? Pas exactement, car l'économie ne va ni si bien, ni si mal qu'on a pu le penser, et est demeurée assez semblable à elle-même et assez positive en réalité, mais la représentation imaginaire que les spéculateurs s'en sont fait, au point d'en influencer grandement le cours. On l'a dit : rarement la Bourse a-t-elle reflété aussi peu la réalité économique qu'aujourd'hui.

Après une période d'hystérie collective et une bulle spéculative incroyable jusqu'en mars 2000, gonflée par les entreprises point.com de technologies numériques, le balancier économique plongeait vers un retentissant krach boursier. Tout le monde est gagné par la peur, titraient alors les journaux, malgré les appels au calme répétés du président américain et d'Allan Greenspan, le président de la Réserve fédérale. On apprenait alors par le New York Times que les cambistes et les investisseurs consultaient déjà pendant les années folles de la spéculation de la fin du siècle précédent non seulement leurs écrans d'ordinateur, mais aussi des psys, voire des voyantes, pour résister au stress quotidien extrême, voire pour prendre des décisions plus calmes, comme on se concentre au jeu. Et qu'en 2002, avec le krach boursier ils y recourraient encore plus (ainsi qu'aux antidépresseurs!). Toute une école de psychologie financière s'est constituée ainsi, d'abord béhavioriste dans les années 90 et qui s'est consacrée à l'irrationalité des décisions des investisseurs, puis pour lutter contre le complexe de l'enrichissement soudain et proposer une thérapie de la richesse (The Courage to Be Rich, Suze Ormond, 1999). Ainsi, le Money, Meaning and Choices Institut de la Silicon Valley a d'abord étudié à la fin des années 90 les victimes du vertige du sudden wealth syndrome, puis à partir de mars 2000 ceux qui souffraient du sudden monetery loss : une dépression dont on se relève beaucoup plus difficilement, a-t-on souligné. Et James Cramer a repris en écho le contrôle de ses émotions de cambiste à Wall Street en publiant : Confessions of a Street Addict ( 2002).

Les espoirs investis dans la nouvelle économie ont été tels, que beaucoup empruntaient à la marge pour s'enrichir plus rapidement à la Bourse. La spéculation illimitée sur les monnaies, la spéculation boursière qui anticipe constamment la valeur potentielle des entreprises, même si elles fonctionnaient à perte, comme Amazon.com, (malgré cela ses actions sont passées de $5 dollars en mai 1997 à $180 dollars en janvier 1999), la facilité du crédit, l'endettement généralisé des populations constituent un ensemble de facteurs possibles de crise mondiale. Or après l'éclatement de la bulle spéculative des point.com en mars 2000, est venu le tour de la bulle des télécoms en juillet 2002. Les spéculateurs n'apprennent donc jamais les leçons, même les plus cruelles, même les plus récentes. Dans le domaine des télécoms, ce sont 500 000 emplois et 1000 milliards de dollars qui ont été perdus en un an et demi. Le Dow Jones, déjà mal en point a alors perdu 1500 points en 10 jours! Et on a souligné que ces passions imaginaires ont fait plus de mal à l'économie que les attentats du 11 septembre.

Notre propos n'est pas ici de spéculer ni sur les crises, ni sur un cycle de longue durée, de 30 années de prospérité dans lequel nous serions entrés malgré des à coups sévères. Nous voulons seulement souligner l'investissement dans l'imaginaire, dans une richesse à venir garantie sur la base des nouvelles idées et les technologies, qui semble être le fondement des comportements actuels. Les investisseurs croient à la nouvelle économie, comme à un nouvel Eldorado. Les pays pauvres s'y soumettent, même quand cela fait très mal ("dans l'immédiat", dit le FMI en réduisant à la famine des populations entières du tiers monde). Et nous avons investi même nos fonds de retraite dans une économie imaginaire, virtuelle.
Cette fébrilité de l'imaginaire - et des projections arithmétiques qui le visualise - se sont retrouvées tous les jours dans les médias et les études des experts. Le commerce électronique est voué à une croissance fulgurante. Sa valeur devrait être proche des US$ 3000 milliards en 2003, contre 48 milliards en 1998… En 1999, le commerce électronique est déjà utilisé par 30% des foyers aux USA. Le Canada atteindra bientôt ce niveau; en 2000, ce sera au tour des Allemands et des Anglais, puis du Japon en 2002 et de la France en 2003. Toute la planète va suivre. Le commerce électronique est encore dans sa phase d'adolescence (Terry Retter, Services de stratégies technologiques de Pricewaterhouse Coopers, 1999). On sait que le commerce électronique a connu depuis -c'était assez facile à prévoir sociologiquement et psychologiquement - de graves difficultés, créant de grandes déceptions.

La volonté de puissance de l'hyper libéralisme

Cette nouvelle économie a établi le fondement de son dogme : le néo-libéralisme, auquel on attribue toutes les vertus ou tous les maux selon le parti choisi. Selon ses partisans, il exprimerait une sorte de loi de la nature économique, appelée l'équilibre dynamique de la concurrence, qu'il serait périlleux de contrecarrer par des protections étatiques artificielles aux effets pervers. Il favoriserait en dernière instance l'emploi, l'enrichissement des classes moyennes, le développement des pays pauvres, la démocratie, la circulation des hommes, des idées et des marchandises, donc la paix mondiale et le progrès planétaire, rien de moins…. Selon ses adversaires, tout aussi excessifs, il serait le pire instrument du pouvoir que les riches tendent à exercer sans pitié sur les démunis et il creuserait encore davantage l'écart entre les civilisations du Nord et celles du Sud.
On ne peut être opposé au grand principe de la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, à condition de rappeler que la liberté des uns ne peut se fonder sur l'asservissement des autres. Dès lors, la liberté demande une gestion démocratique, une régulation. Or l'hyper-libéralisme tend naturellement à instaurer la loi de la jungle, c'est-à-dire celle du prédateur et la dure loi de la sélection naturelle. Il flatte l'instinct de pouvoir. Car le profit qu'en tirent les riches est assuré et immédiat, tandis que le progrès promis aux pauvres est à long terme et donc fort incertain.
Bien entendu, le néo-libéralisme s'accommode mal de l'importance des États régulateurs. Si la loi naturelle de l'économie (l'état de nature) vaut mieux que la raison d'État (l'état de raison), on déduira évidemment que moins il y aura d'État (dit État-Providence, selon la religion précédente de la nécessité d'un État interventionniste et autoritaire), mieux ira le monde. Sous cette bannière de la liberté économique, les nouveaux maîtres du monde, car - Oh! Surprise! - il y en a, qui ont pris la place des États: ce sont les multinationales et elles règnent internationalement sur la société marchande, se font la guerre dans une compétition impitoyable et se partagent les territoires. Leurs dirigeants sont de véritables chefs de guerre. Un rapport des Nations Unies en 2002 a souligné en termes très clairs que le pouvoir financier des transnationales et des grands groupes de communication tendait à devenir une menace pour la démocratie, dans la mesure où ceux-ci disposent de plus de pouvoir que les gouvernements et imposent leurs visions à travers les médias qu'ils contrôlent. Bien entendu, l'argent est l'outil même de l'instinct de puissance et sa violence peut être considérable au sein même des démocraties marchandes contemporaines, sans se mettre hors la loi.

III - Les Conquérants

C'est dans le contexte de ce qu'on appelle le déploiement planétaire de l'économie de marché, ou la démocratie libérale de marché, sous le signe de la déréglementation, que se sont lancés les conquistadores, ou hitmen (tueurs) de ce nouveau monde marchand. Ils ne naviguent plus sur des caravelles de bois. Ce ne sont plus des barons et des ducs à cheval et couverts d'armures. Ils se positionnent en prédateurs sur les réseaux de l'économie de l'information, achètent, vendent, fusionnent, lancent des offres publiques d'achat agressives, tentent de forcer la main des gouvernements pour se regrouper en baronnies puissantes, ou pour imposer des monopoles transnationaux lucratifs et spéculent massivement sur les monnaies des États. Ils haïssent les frontières, les identités nationales ou culturelles, ils pensent en américain et déclarent que la paranoïa est leur seule loi (Only the paranoid survive, Andrew Grove, président de Intel Corporation, 1996). Ils sont devenus moguls, magnats, à la tête de grands empires. Et leur fortune se compte en centaines de milliards. Le patron de l'empire Vivendi Universal, qui a su construire un empire franco-américain des communications à partir de la Compagnie générale des eaux par une série d'achats et de fusions est devenu l'une des stars symboliques de cet instinct de pouvoir des conquérants d'aujourd'hui. Jean-Marie Messier n'a pas, semble-t-il détesté son surnom de JM6, Jean-Marie Messier, Moi, Maître du Monde, en s'installant dans l'un des appartements les plus chers de New York au temps de sa grandeur.
L'esprit des affaires, ou l'idéologie de l'entrepreneurship constitue désormais la clé de voûte de l'idéologie dominante de classes moyennes. On est ému d'ailleurs d'apprendre que tel mogul a des habitudes de vie très simples, ou travaille dans un petit bureau assez ordinaire (ce n'est pas le cas de tous!)… C'est l'esprit d'entreprise et d'innovation, allié à un éloge répétitif de la force de travail, qui domine notre temps et inspire, à l'égal de l'esprit scientifique et technologique, notre nouvelle civilisation. Pour mémoire, on notera que la célèbre civilisation du loisir des années 1970 est mort-née. Au Japon, ce n'est pas nouveau; depuis longtemps l'entreprise décide du sens de la vie de chacun et absorbe son temps et ses pensées. En Occident, le mythe entrepreneurial trouve ses racines dans l'esprit du capitalisme et dans le protestantisme, comme l'a montré Max Weber. Mais ce qui est nouveau, c'est la célébration de l'épopée entrepreneuriale. Nos héros sont désormais nos conquistadores du capitalisme planétaire. Les médias leur consacrent la place qui revenait aux princes et la science de l'entrepreneurship connaît des succès de librairie. Nos grands capitaines déploient des paradigmes analogiques valorisants. Ainsi Bill Gates, grand Roi-Soleil de l'informatique, analyse l'entreprise selon l'image du système nerveux: ...grâce à votre système nerveux d'entreprise, vos affaires progresseront à la vitesse de la pensée - et c'est bien la clé de la réussite au XXIe siècle (Le travail à la vitesse de la pensée, 1999). Un autre, reprenant lui aussi l'analogie biologique, fort à la mode, se considère modestement comme un manipulateur des codes génétiques de son entreprise, lui prêtant une ADN, dont il connaîtrait les secrets.

Le grand jeu marchand des puissants de ce monde

L'ONU, dès son rapport de 1999 a établi que 1500 milliards de dollars américains sont échangés chaque jour sur les marchés financiers et boursiers, à un rythme et à des volumes dépassant la capacité de contrôle de n'importe quel pays.
On a pu estimer à quelques 3 000 milliards de $ le montant des fusions-acquisitions entre multinationales en 1998. À cette date, les 200 plus importantes compagnies représentaient 26,6% des 28 654 milliards de $ du P.I.B. mondial. Dans cette démocratie marchande planétaire, les uns meurent d'indigestion, les autres de famine; le prix d'un ordinateur équivaut à 8 ans de salaire moyen au Bangladesh, et à un mois aux États-Unis. Dans cette démocratie d'affaires, sommes-nous encore des citoyens d'un État? Ou de plus en plus des consommateurs, des clients d'entreprises?
Autour des tapis verts de Wall Street et du Nasdaq, la fébrilité est grande. Comme au jeu, la chance et la déveine sont là; et il est difficile de prévoir à plus de 6 mois, voire d'une semaine, comment le vent va tourner. La vie d'entrepreneur est dangereuse! L'exemple des débuts de la société américaine Intel est un exemple à méditer. En 1968, lorsque Intel fut fondé par Andy Grove, Robert Noyce et Gordon Moore, l'Université Grinnell (Iowa), décida d'y investir $300 000, qui représentaient 10% du capital de départ. Au tournant du siècle, ce 10% - malheureusement revendu depuis par cette université - valait 20 milliards de $US, représentant une croissance de 300 000% en 30 ans... Chaque jour, Microsoft peut gagner ou perdre des milliards de dollars de valeur boursière (63 milliards en mai 1999) sans sourciller.
George Sorros, financier légendaire, a fait trembler des gouvernements, et a réussi en 1992 à faire plonger la £ivre britannique et à l'obliger à sortir du système monétaire européen, en empochant lui-même 1 milliard £ de profit. Un spéculateur à l'instinct aussi sûr n'échappe cependant pas aux alléas du jeu. En 1999, ce fût à son tour de trembler pour son Fonds d'investissement spéculatif (hedge fund), qui a perdu la moitié de sa valeur en un an. Il a dû abandonner 2 milliards à la crise russe de 1998, puis s'est trompé sur l'évolution du cours du yen japonais, a surestimé la progression de l'euro, et vendu trop tôt ses actions dans l'Internet, auxquelles il ne croyait plus… Il est tombé au 58e rang des Fonds d'investissement. Les marchés ont pris leur revanche, comme la fortune qui tourne sur le tapis vert du casino où l'on s'attarde trop après avoir gagné, et son livre La crise du capitalisme mondial (1998) reflète davantage, semble-t-il, sa déception et la crise du Fonds Sorros, que celle de l'économie de la planète.

Les petites entreprises

Quant aux petites entreprises, les start up, elles tentent de survivre, dans un monde d'affaires impitoyable et dont le rythme de changements s'est considérablement accéléré. Et elles ont le choix entre la disparition rapide, ou la prise de contrôle par d'autres. Elles réussiront alors à convaincre des investisseurs en capital de risque, ou à attirer un prédateur plus gros qu'elles dans la chaîne alimentaire entrepreneuriale, qui à son tour... Au Québec, par exemple, les statistiques révèlent qu'en 1999, 36 097 nouvelles petites et moyennes entreprises sont nées, et 35 623 sont mortes en un an, ce qui donne un solde annuel positif de 474 entreprises. L'espérance de vie d'une entreprise aux États-Unis n'est plus en moyenne que de 4 ans. Une entreprise canadienne sur quatre disparaît au bout d'un an, une sur deux au bout de trois ans. Une sur cinq survivra 10 ans. Ceux qui les fondent se lancent souvent dans l'euphorie de l'esprit du temps, ou pour échapper au chômage. Ils ont tous les jours dans les médias l'exemple de la vie des grandes entreprises, qui les stimule, et vont accepter de travailler des 80 heures semaines, sans salaire s'il le faut, d'hypothéquer leurs biens personnels pour satisfaire aux exigences bancaires, quand ils ont besoin de liquidités ou d'investissement. Ils vont risquer leur santé, leur couple et renoncer aux vacances, sans se poser de questions. Telle est la force du mythe de l'entrepreneur. Vus de l'extérieur, ces jeunes entrepreneurs sont masochistes. Mais en fait ils vivent dans l'exaltation de leur liberté de créateurs d'affaires, pour leur propre compte, et ils jugent leur situation bien supérieure à celle qu'ils auraient comme employé, même avec un salaire assuré et deux fois plus élevé. Ils tentent leur chance dans la grande aventure du capitalisme d'affaire, qui est devenu notre nouvelle religion sociale. Et l'exemple cauchemardesque des pays socialistes en déconfiture, révélé aux yeux de tous depuis la chute du mur de Berlin en 1989, les conforte dans leur croyance.

La réussite américaine

Les États-Unis ont constitué au seuil du nouveau millénaire un modèle de réussite économique sans pareil depuis longtemps. Huit années de croissance ininterrompue, avec un taux de croissance annuel de 4% à 6%, avec plein emploi - ou presque - (les statistiques officielles annoncent un taux de 4,25% de chômage), une inflation maîtrisée (en dessous de 2%), un excédent du budget fédéral, des sommets à Wall Street et au NASDAQ ne pouvaient manquer d'en faire un modèle, inspirant bientôt une théorie à l'appui du néo-libéralisme. On y a vu un stade nouveau de l'économie, échappant à ses anciennes logiques fatales, porteur des nouveaux rêves de puissance humaine. Par dérision envers sans doute les Trois glorieuses de l'histoire révolutionnaire française, on a clamé la réussite de ces Huit glorieuses, et bientôt neuf et dix, peut-être, pour désigner ces années de prospérité en série. Ce succès a suscité de nouvelles théories, notamment l'idée d'un allongement des cycles économiques. On s'est demandé aussi comment il est possible que le taux de chômage ait pu descendre en dessous de 6%, sans que l'inflation remonte, comme le voudrait le sacro-saint principe de l'économiste A. W. Philipps (le non-acceleration inflation rate of unemployement - NAIRU).
En attendant la catastrophe annoncée par les pessimistes. Et en effet, les excès de la spéculation boursière, les aléas du terrorisme et de la politique internationale, les scandales des comptabilités falsifiées, le haut niveau d'endettement des entreprises et des ménages, notamment de ceux qui spéculent à la marge sur la croissance rapide des investissements boursiers, ainsi que de l'État américain, ont menacé de venir à bout de l'économie américaine - ce prototype made in USA de la puissance économique.

IV - Une économie détachée de la réalité et du social

L'impulsion économique suscitée par les nouvelles technologies d'information..

Le gouvernement américain s'efforce de se donner les moyens légaux de canaliser les richesses de l'empire mondial de la nouvelle économie vers les États-Unis. Le secrétaire d'État américain au Commerce, prenant acte que le commerce électronique double en volume d'affaires tous les ans, n'a pas craint de déclarer: Le commerce via Internet a connu une progression au-delà de ce que tout le monde escomptait et va devenir le principal facteur de développement de l'économie américaine au XXIe siècle! Atteignant déjà en 1998 les 300 milliards de chiffre d'affaires, sur les 9000 milliards que représente l'économie américaine, l'Internet semble promis à une croissance géométrique. C'est déjà plus, à soi seul, que le PIB de l'Argentine, et presque autant que celui de la Suisse. Internet, après seulement 5 années de commercialisation, à égalisé le chiffre d'affaires de l'industrie américaine de l'automobile ($350 milliards), qui s'est bâtie en un siècle. On prévoit que d'ici 2006, la moitié des emplois aux États-Unis seront liés aux technologies de l'information. Avant même la fin du siècle les technologies de l'information généraient le tiers de la croissance américaine (dans un pays européen, comme la France, ce chiffre n'était alors que de 15%, selon le ministère de l'économie et des finances). Et la baisse des coûts des équipements électroniques et de communication (ordinateurs, téléphones, fax, etc.) a fait baisser le taux d'inflation de 1 point. Le président de la Banque centrale américaine, Alan Greenspan, a souligné le phénomène: une période d'innovation technologique qui n'arrive peut-être que tous les 50 ans ou tous les 100 ans! En outre, le gouvernement américain a entrepris de favoriser une vaste zone de libre-échange pour le commerce électronique, une cyberzone franche de taxes. Le rapport Magaziner approuvé en 1997 par le gouvernement américain est explicite: pour que le commerce électronique puisse se déployer à sa pleine capacité, les gouvernements doivent adopter une approche de déréglementation, au service des marchés, facilitant l'émergence d'un environnement légal transparent et prévisible au service du commerce mondial. Les responsables doivent respecter la nature unique de ce médium et reconnaître que la concurrence généralisée et un plus large éventail de choix pour les consommateurs sont les paramètres qui définissent l'économie électronique.

Une nouvelle productivité

Une nouvelle productivité
La cotation des entreprises en Bourse et le suivi quotidien par des milliers d'actionnaires ne manque pas d'influencer aussi les dirigeants de ces entreprises, devenus soucieux d'afficher une rentabilité immédiate pour les actionnaires investisseurs, qui assurera leur légitimité et leur avenir professionnel. Cette inscription boursière a réorienté les entreprises, pour le meilleur ou le pire, vers la profitabilité à court terme. D'autres cependant ont choisi d'investir sans compter pour prendre la plus large part du marché d'emblée, comme Amazon.com, au risque de perdre chroniquement de l'argent les premières années.
Enfin la suppression des barrières douanières dans un vaste espace de libre échange permet évidemment d'augmenter les ventes sur de nouveaux marchés.

Le e-paradise

Ce mythe du bonheur, dont Marx nous avait annoncé la réalisation finale après la révolution communiste, en évoquant le grand tas de marchandises, où chacun puiserait selon ses besoins, on nous a donc annoncé que ce serait le commerce électronique et les grands centres commerciaux de la nouvelle économie qui allaient l'accomplir, en rapprochant les deux mamelles de la démocratie américaine: la religion de la consommation et le culte de la distraction.
Admettons cependant que l'utopie marxiste du XIXe siècle n'était pas plus naïve et simpliste que son alternative e-capitaliste du presque XXIe siècle. Elle en prend aujourd'hui tout l'espace, vise la conquête du monde, altère toutes les idées, les adapte à son rêve, et tente de fonder sa légitimité sur les vertus prétendues de la démocratie marchande, là ou le marxisme affirmait parler au nom de la justice sociale. Mais nous savons que les chances de réalisation de la démocratie marchande sont égales aux chances de réalisation de la justice sociale...
Sous le titre révélateur e-shock, the Electronic Shopping Revolution, Michael de Kare-Silver nous a annoncé au tournant du millénaire la réalisation finale du bonheur humain; le cocooning s'accomplira totalement, puisque grâce au commerce électronique, l'abondance arrivera sans effort jusque dans votre maison, sur un simple clic d'écran d'ordinateur. Et pour éviter que vous deveniez des consommateurs solitaires et tristes, enfermés chez vous, les grands maîtres du commerce et du bonheur vont redoubler d'ingéniosité/ingénuité afin de vous attirer dehors, dans des paradis artificiels: les nouveaux centres commerciaux! Inspirés tout à la fois des parcs thématiques de Walt Disney et des centres commerciaux à bas prix - Disneyworld meets Walmart -, ces lieux de béatitude accomplissent le mythe: Soudain, vous aurez ainsi plus de temps pour votre famille et pour vos amis. Ce sera l'occasion de vous détendre, de vous consacrer à vos passe-temps préférés et d'accéder à un loisir de grande qualité... Les visites aux grands centres commerciaux vont donc devenir très populaires. Vous y trouverez la série complète de tous les produits disponibles, offerts par les meilleurs fournisseurs et les meilleurs distributeurs. Vous y trouverez aussi des zones de crèches et d'amusement pour y laisser vos enfants, avec des installations superbes et du personnel hautement qualifié. Un très grand choix de restaurants, d'aires de rencontre et de convivialité vous y attendront, ainsi que des installations de loisir et de sport, des clubs d'exercice et des cinémas... Ce sera " the total shopping experience ", capable d'exciter suffisamment les consommateurs pour qu'ils s'y rendent, malgré les tentations du commerce électronique

(1998). Deux tentations et deux béatitudes concurrentes valent sans doute mieux qu'une seule, pour nous garantir la réalisation du bonheur complet. La preuve de la réalisation: les entreprises Internet valaient en moyenne 220 fois leurs bénéfices… en 1999. Du jamais vu à la Bourse. Et pour commencer avec un incitatif prometteur, on nous a annoncé l'imminence des connexions Internet gratuites. Il n'y aura même plus de billetterie à l'entrée du e-paradis. Une petite histoire drôle et une preuve de plus de cet enthousiasme euphorique? En 1998, l'ancien président américain Georges Bush s'est fait payer, dit-on, en actions par la compagnie Global Crossing son cachet de conférencier, pour une valeur de US$ 80 000. Il a eu la foi, il ne les pas revendues et il a été récompensé: un an plus tard, elles valaient 14,4 millions de dollars. L'histoire ne dit pas s'il les a gardées plus longtemps...

Une fente dans votre téléviseur ?

Suffira-t-il bientôt d'une fente dans votre téléviseur pour y introduire votre carte de crédit et acheter en ligne? Et vos achats vous seront-ils livrés plus vite que la vitesse de la lumière par téléportation? Ceux qui n'y croient pas semblent condamnés à mourir. Les distributeurs qui n'auront pas intégré le commerce électronique au sein de leurs activités ne seront plus en affaires en l'an 2003, annonçaient la firme d'experts Arthur Andersen et la National Association of Wholesaler Distributors, NAW en 1999.
Au-delà des difficultés actuelles, il est probable que la Net-economy va connaître progressivement un grand essor. Nous avons déjà vu par le passé de telles mutations. Elles se concrétisent cependant presque toujours plus lentement qu'annoncé. Et elles ne concernent pas nécessairement toute la planète, ni même toute la société américaine, où la vieille économie produit encore la majorité des emplois - et heureusement pour ceux qui n'ont pas eu le privilège d'étudier l'informatique, ni même de s'alphabétiser. Il ne faudrait pas oublier que l'économie américaine fonctionne à 2 ou 3 vitesses, et les pays du sud surtout à pied ou en bicyclette. L'économie s'est tellement détachée de la réalité et du social qu'elle porte de plus en plus à faux et risque de trébucher.
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